Pour répondre à cette question, nous nous intéresserons à des éléments linguistiques, historiques et plus spécifiquement musicaux comme l’instrumentation, les modes, les rythmes de danse, les formes et les ornementations.

La musique klezmer est une musique instrumentale originaire des communautés juives d’Europe de l’Est, et qui a ensuite été apportée par des migrants en Europe occidentale, aux États-Unis et en Israël.
Ce style musical est lié à l’histoire et aux migrations du peuple juif comme en atteste son étymologie mais aussi sa géographie :

L’expression hébraïque « klei zemer » (InT ‘ho), littéralement « vaisseaux de chant », signifie « instruments de musique ». On retrouve aussi cette même signification dans la langue yiddish puisque celle-ci dérive pour une part importante de l’hébreux. Lorsque l’on décrit la musique klezmer, il est important d’évoquer cette langue yiddish puisqu’elle est pratiquée depuis le 13é siècle en Europe centrale et orientale par les communautés juives de ces régions.

La langue yiddish est un dérivé de l’allemand médiéval (Mittelhochdeutsch) parlé par les Juifs européens. Le yiddish est originaire de Rhénanie au XIIIe siècle et s’est répandu dans toute l’Europe centrale et orientale. Environ 40% de son vocabulaire est non germanique et provient de l’hébreu et des langues slaves. « Klezmer » est un mot yiddish signifiant « un musicien instrumental ».

Les interprètes instrumentaux sont appelés « Klezmers » ou « Klezmorim » en yiddish; un exemple précoce du terme dans la littérature anglaise est le personnage de Herr Klesmer dans le roman Daniel Deronda (George Elliot, 1876). « Klezmer Music » est un terme anglais relativement récent pour la musique interprétée par les klezmorim. Les traditions musicales juives d’Europe de l’Est comprennent la chanson folklorique yiddish et la musique du théâtre yiddish et du film yiddish.

Gammes et influences de la musique klezmer

Le large éventail de styles et de formes dans la musique klezmer reflète les contextes sociaux dans lesquels les musiciens travaillaient. Des éléments de musique folklorique et populaire non juive ont été adoptés par les orchestres klezmer qui travaillaient aux côtés de musiciens d’autres ethnies (notamment les musiciens tziganes), et ont acquis un répertoire adapté à l’exécution devant un public « païen » (mariages chrétiens, fêtes diverses,…). Les danses folkloriques polonaises et russes, la musique tzigane et roumaine (Lautari), la chanson d’art populaire hongrois (Magyarnotak) et les styles turcs des Balkans tels que le taksim ont influencé le klezmer.

Le caractère spécifiquement juif de la musique klezmer est un produit des pratiques musicales de la société juive traditionnelle. La musique Klezmer est profondément influencée par une riche tradition de musique vocale à la synagogue et à la maison. Dans la synagogue, le hazan (chantre ou chef de prière) embellissait les mélodies de prières de manière démonstrative en improvisant sur le système de shteygers ou modes. Ce sont ces modes qui donnent au klezmer sa structure tonale singulière et plus particulièrement les enchainements cadentiels

Le mouvement hassidique fondé par Israël Baal Shem-Tov au début du XVIIIe siècle a encouragé les Juifs à utiliser la musique comme un vecteur pour se rapprocher du divin dans un ravissement joyeux. À la maison et dans les lieux de rassemblement communautaires, les shabbats et les fêtes, le chant et la danse sont devenus des activités fréquentes. Ces dernières avaient été bannis depuis la destruction du Temple de Jerusalem en l’an 70 de notre ère.

La musique vocale pratiquée va des mélodies dévotionnelles lentes (nigunim) aux airs de danse rapides avec des effets rythmiques. Cette tradition vocale très inventive a à son tour influencé la musique instrumentale klezmer.

Le large éventail émotionnel de la musique klezmer reflète également des aspects de la vie juive. Ainsi, pendant les Grandes Fêtes annuelles, les fidèles s’engagent dans des émotions de l’ordre de la repentance. Ainsi, à Rosh haShanah et Yom Kippour sont associées à la joie extatique puis aux réjouissances lors de Sim’hat Torah (Simchas Toirah) deux semaines plus tard. Par ailleurs, lors des mariages traditionnels (Chasene, Khupah), ce sont la sentimentalité et la joie qui prédominent. C’est donc toute cette palette de sentiments et d’émotions que les klezmorims ont la responsabilité de transcrire avec leur musique.

Aperçu historique de la musique klezmer

L’existence d’ensembles instrumentaux desservant une clientèle juive remonte au moins au XVIe siècle en Europe. Bien qu’il existe certaines preuves concernant la composition de ces groupes, on sait peu de choses sur la musique qu’ils jouaient avant l’avènement de l’ethnographie et la collecte de musique traditionnelle par les universitaires à la fin du 19e et au début du 20e siècle.

À la fin du 18ème et au début du 19ème siècle, le processus connu sous le nom de haskalah (lumières) a conduit à la sécularisation croissante de la société juive en Europe. Ce processus a été accéléré par l’introduction de lois assouplissant la ségrégation et permettant aux Juifs de France, d’Allemagne et de l’Empire autrichien d’accéder à des professions qui leur étaient auparavant fermées. L’ouverture progressive de la société aux juifs a permis aux musiciens juifs de mener des carrières musicales en dehors de leur communauté mais cela a affaibli le lien entre ces artistes et le milieu juif traditionnel qui avait produit la musique klezmer. De Mendelssohn à Mahler en passant par Schoenberg, les musiciens juifs ont dû faire des compromis entre leur identité juive et leur carrière, principalement au détriment de la première. Parallèlement à l’entrée des Juifs dans ces professions, il y a eu dans le dernier quart du XIXé siècle un fort développement de la littérature yiddish sous différentes formes : romans, poésies, journalisme et de polémiques… Ce mouvement a également vu la montée de la chanson profane yiddish et du théâtre yiddish.

La migration des Juifs vers les villes d’Europe centrale et occidentale a été accélérée par les pogroms, ou attaques commandées par l’État contre les communautés juives, qui ont éclaté dans l’empire russe après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881. Au cours des décennies suivantes, des millions de Juifs vont quitter la Russie pour l’Europe occidentale, l’Amérique (nord et sud) et la Palestine.

Si jusque-là les musiciens klezmer s’appropriaient les répertoires des provinces et des pays d’Europe centrale, ces grandes migrations allaient créer de nouveaux métissages sur les rives du Nouveau Monde. Un autre événement allait également bouleverser cette musique en cette fin du XIXé siècle : l’avènement de l’enregistrement audio !

 Les premiers enregistrements de musique klezmer

La plupart des enregistrements de musique klezmer que nous avons datent du début des années 1900 et ont été réalisés par des immigrants fraichement arrivés aux États-Unis.

S’il est tentant de penser que ces enregistrements représentent une image de la musique telle qu’elle était pratiquée en Europe au siècle précédent, un certain nombre d’éléments viennent nuancer cette thèse : L’enregistrement sur le cylindre de cire via une pavillon acoustique est extrêmement sélectif en termes de fréquences et de timbres qui peuvent être reproduits. La préférence pour les instruments en laiton sur les premiers enregistrements est due au fait que les cordes, en particulier les cordes basses, étaient principalement inaudibles à moins qu’elles ne soient positionnées près du pavillon d’enregistrement. Or cette place était réservée aux solistes. Cela est vrai pour les premiers enregistrements classiques ainsi que Klezmer. La durée limitée des côtés d’enregistrement signifie que les arrangements et les fins brusques que nous entendons sont déterminées par la technologie plutôt que par le reflet de la pratique de la performance en direct. Afin d’être présents sur l’enregistrement, les chanteurs devaient pousser leur voix et les instrumentistes exagérer les nuances forte. Les tempos rapides devaient permettre de graver autant de musique que possible sur le cylindre.

Le métissage du Klezmer et du swing

Un changement radical dans la musique de Klezmer a eu lieu aux États-Unis entre les premières années de l’enregistrement et la Seconde Guerre Mondiale. Les musiciens klezmorim confrontés à d’autres genres et esthétique vont s’adapter pour trouver des engagements : alors qu’en 1900 leur musique était basée sur les modes cantoriaux et les airs folkloriques, celle-ci va été fusionner avec les codes du Jazz dès les années 1930. Les Klezmorim vont introduire le swing dans leurs performances afin de s’adapter aux goûts changeants d’une clientèle de plus en plus assimilée. La musique qui avait été jouée sur le violon, Viola (Kontra), Double Bass et Dulcimer (Tsimbl) en Europe est maintenant interprétée à l’aide d’instruments typique du jazz de cette époque.

Tragédie et déclin

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la musique instrumentale des communautés juives d’Europe centrale a été détruite par les nazis. En conséquence, pratiquement aucune trace de la vie musicale de ces communautés en Pologne, en Ukraine, en Roumanie, aux États baltes, en Russie occidentale et aux Balkans a survécu. Après une brève période de tolérance au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les années d’après-guerre en Russie voient rapidement ressurgir l’antisémitisme.

En Occident, après l’Holocauste l’affirmation de son identité juive a été considérée par beaucoup comme quelque chose qui pourrait conduire à de nouvelles persécutions. En Amérique, les artistes Klezmer vont alors avoir de plus en plus de difficulté à poursuivre la diffusion de leur travail.

Le renouveau des années 1970 : renaissance, conservation et l’innovation

Dans les années 1970, de jeunes musiciens redécouvrent la musique Klezmer en écoutant les anciens enregistrements et en apprenant de leurs collègues plus âgés. Cette renaissance va permettre à un nouveau public de découvrir la singularité de ce style. Dans cette renaissance du Klezmer, deux tendances vont émerger : l’attachement à la tradition et l’innovation. Les traditionalistes cherchant à restaurer l’intégrité historique de Klezmer, vont gommer les influences du jazz et de Broadway qui étaient si omniprésentes en Amérique, et se concentrer sur des performances historiquement informées en utilisant l’instrumentation d’un âge plus précoce. Les innovateurs vont s’emparer du  matériau musical et l’adapter, en introduisant de nouveaux instruments, de nouvelles harmonies, de l’improvisation et des éléments d’autres genres. Certaines des formations les plus prospères, comme le groupe The Klezmatics, ont réussi à combiner ces deux approches.

 

Éléments musicaux

  1. Instrumentation

Au XIXe siècle on trouve dans l’instrumentarium klezmer le violon, l’alto, le violoncelle, la contrebasse, la flûte, la clarinette, la trompette, le cornet, le trombone, le tuba, le cymbalum, le piano, l’accordéon et les percussions.
Au cours du XX siècle, l’instrumentation a évolué rapidement. Les premiers enregistrements acoustiques sont dominés par des instrumentistes à cordes et les cuivres. Avec l’évolution technologique de l’enregistrement et l’essore du jazz, la clarinette devient l’instrument phare des enregistrements klezmer.
Au cours des années 40 et 50, des artistes yiddish et klezmer à succès tels que Mickey Katz et les Barry (Bagelman) Sisters vont explorer les possibilités du Big Band influencé par le jazz, les musiques latines et la salle de bal.
Depuis le renouveau Klezmer des années 70, les formats historiques traditionnels et les nouvelles formations utilisant des instruments de jazz, de rock et l’électronique ont prospéré.
Compte tenu de cette diversité, il serait raisonnable de suggérer que la seule restriction sur les instruments qui peuvent être utilisés pour jouer de la musique Klezmer est l’imagination du joueur.

  1. L’approche modale dans la musique klezmer

La musique traditionnelle de Klezmer est basée sur un système de modes (shiteygers) qui sous-tendent sa structure mélodique et harmonique des morceaux. Les modes sont les modèles uniques d’intervalles dont les mélodies et les accords sont dérivés. La musique occidentale utilise principalement deux modes : majeurs et mineurs, avec pour le mode mineure des variantes mélodiques, harmoniques et naturelles. Chacun de ces modes peut être transposé à chacune des 12 hauteurs chromatiques, ce qui nous donne nos échelles majeures et mineures.

La musique klezmer est basée sur des modes spéciaux similaires à ceux qui sont utilisés dans la synagogue. Toutefois, Il existe des différences dans la façon dont ces modes fonctionnent dans la musique synagogue et dans la musique Klezmer. L’approche modale de la musique de synagogue a tendance à être plus libre. De plus le chant modal de la Synagogue n’est normalement pas accompagné, or l’utilisation de l’accompagnement harmonique dans la musique Klezmer créé des restrictions sur la flexibilité du système modal. Le musique klezmer va de ce fait mêler les échelles majeures et mineurs ordinaires à cette approche modale. Avec l’influence du jazz, l’harmonie tonale va s’affirmer dans ce style laissant aux contours mélodiques des caractéristiques modales.

Les modes principaux sont illustrés ci-dessous dans leur transposition sur Ré et, comme les modes majeurs et mineurs, ils peuvent être transposés sur toute autre tonique. Les noms hébreux des modes proviennent de prières qui leur sont traditionnellement associées ; Ils sont donnés dans la translittération hébraïque et ashkénaze moderne, ainsi que tous les synonymes.

Les altérations entre parenthèses correspondent aux degrés mobiles que l’on peut trouver dans ces modes.

  • Adonai Malakh est similaire au mode Mixolodien.
  • Misheberakh est également connu sous le nom de Dorian ukranien, reflétant son utilisation dans la musique folklorique de ce pays.
  • Ahavah Rabbah est une forme de mode phrygien, indiquant qu’il a un deuxième aperçu. Misheberakh et Ahavah Rabbah contiennent tous deux une seconde augmentée (3ce mineure), tout comme de nombreux modes d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient.
  • Magen AVOT est similaire au mode éolien ou à une échelle mineure naturelle, avec une 7e augmentation facultative dans l’octave inférieure.
  • Yishtabach n’est pas vraiment un mode distinct, mais variante de Magen AVOT.

Un exemple de la façon dont Klezmer est principalement une musique modale est la façon dont le centre tonal est déterminé par le mode. Par exemple, le mode d’Ahavah Rabbah sur Ré a les mêmes notes que la gamme de Sol mineur harmonique, et nous constatons souvent qu’une pièce en Ahavah Rabbah sur Ré aura une section en Sol mineur. Cependant, la cadence finale se terminera généralement sur un accord majeur, qui est l’accord de tonique du mode, plutôt que sur Sol mineur. Terminer en mineur plutôt que sur le tonique modale serait peu conventionnel dans un contexte Klezmer.

Pour compliquer davantage les choses, cet accord final Ré Majeur dans un contexte modal de  Ahavah Rabbah sur Ré est souvent précédé d’un accord La7, créant une cadence parfaite, même si A7 ne fait pas partie de notre mode. Ainsi, cet emprunt à l’harmonie tonale classique vient renforcer le caractère modal de la musique. En cela, la musique klezmer se démarque du chant synagogual dans lequel l’approche est totalement modale. Cette innovation témoigne du style métissé de la musique klezmer.

  1. Les rythmes dans la musique klezmer

Ci-dessous quelques éléments rythmiques caractéristiques des pièces de musiques Klezmer. Ces différents genres musicaux se réfèrent à des danses particulières :

  1. Doina

C’est une improvisation modale sans tempo et souvent très expressive. Elle est accompagnée par la rythmique en trémolo qui doit suivre d’oreille les changements d’harmonie sous-tendue par le soliste. Cette forme est similaire à la Doina roumaine, mais sans les accompagnements rythmiques qui sont parfois utilisés dans ce type de pièces roumaines. L’improvisation de type Doina rappelle le caractère libre de la musique chantée par le Hazan (chantre religieux)  pendant les bénédictions nuptiales des mariage juifs.

  1. Krimer Tants (danse tordu/boiteuse), Zhok

Désigne des pièces de tempo lent à 3/8 avec un fort accent sur les battements un et trois. Ces accentuations éloignent clairement cette danse de la valse malgré sa signature rythmique ternaire.

  1. Khusidl (danse hassidique)

Désigne un morceau de tempo médian à 4/4 avec un fort accent sur les battements un et trois (voir figure 3). Ce style de pièce rappelle la musique de danse des Juifs Hassidic, mais il reflète aussi la représentation des Hassids dans le théâtre yiddish. Le rythme n’est autre que celui de la « pompe » (poum-tchak)

  1. Terkish

Désigne une pièce de danse à 4/4 avec un rythme une cellule rythmique particulière (voir ci-dessous) L’influence de la musique turque reflète la situation historique avant La Première Guerre mondiale, lorsque l’Empire ottoman jouxtait l’Empire russe et rêgnait sur les communautés juives des Balkans et de la Palestine.

  1. Freylakhs (joyeux), bulgar (bulgare)

Désigne une danse rapide à 4/4 ou 2/4, dans laquelle on retrouve pour différentes sections des rythmes singuliers tels que « la clave bulgare » ou la pompe évoquée précédemment. Ces rythmes peuvent également se juxtaposer.

  1. Sher

Désigne une danse de tempo modéré à rapide à4/4. Dans ce type de danse la clave bulgar est utilisée avec plus de parcimonie que dans les Freylakhs

  1. Forme musicale

Outre le Doina, qui a une structure libre, la plupart des pièces Klezmer enchainent 2,3 ou 4 sections comprenant généralement huit mesures. Puis on répète cet enchainement le temps de la danse. Les différentes sections alterne différents modes

Der Heyser Bulgar : un Freylakhs en quatre sections Il s’agit d’un schéma simple basé sur Ahavah Rabbah et des tonalités étroitement apparentées

  1. Ahavah Rabbah sur Ré
  2. Sol mineur
  3. Ahavah Rabbah sur Ré
  4. C Misheberakh sur Do

On peut penser que dans les premiers enregistrements la structure formelle des pièces était tronquée du fait des temps d’enregistrement limités par les moyens techniques des phonographes et  gramophones de l’époque .

Normalement, il est préférable de terminer dans le mode de départ. Par exemple, une pièce A-B-C-D en quatre sections pourrait être effectuée de diverses manières:

ABCDA ou ABCDABA…

En situation de jeu ou de concert, il peut être efficace d’enchainer plusieurs pièces dans le même mode et d’accélérer le tempo au fur et à mesure du déroulement.

  1. Ornementation

A visée expressive, ces ornementations sont à la discrétion du soliste. Une même phase peut selon l’interprète faire entendre différents ornements. Les principaux sont : le mordant, l’appogiature, la double appogiature, le krekhts qui trente d’imiter un sanglot vocal, les trilles, le bend ou encore le slide.

Le principal problème concernant l’ornementation est de l’utiliser de telle manière qu’il n’interrompe pas la continuité de la ligne mélodique.

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